En quarante ans de carrière, ma photographie a pris les formes des normes du moment : tirages noir et blanc dans les années 80, diapositives à partir de 1990, photo numérique dès 2005... En 2015, alors que les réseaux sociaux et la photo dématérialisée règnent sans contexte sur le monde de l'image, j'ai choisi de revenir à mon laboratoire. Récit d'une expérience à contre-courant pour libérer le style.
Ma première commande a été un inventaire du patrimoine insolite de ma région pour une association culturelle. Nous étions en 1981 et le cahier des charges indiquait « épreuves 24X30 et 30X40 en noir et blanc ». La couleur existait mais aurait été une option beaucoup plus onéreuse pour le client d'autant que je faisais moi-même les tirages. Les commandes en noir et blanc étaient encore très courantes et ne représentaient pas en soi un caractère particulier pour les photographes professionnels. La question du style consistait avant tout à porter un regard original sur les sujets en cherchant à photographier avec des lumières et des points de vue singuliers.
A partir de 1990 je me suis consacré entièrement au grand reportage documentaire destiné aux magazines et à l'édition de livre. La diapositive était devenue la norme de travail pour les agences photo et les éditeurs. Je l'ai donc adoptée par nécessité tout en conservant mon laboratoire personnel pour le tirage noir & blanc. Ce qui rendait reconnaissable un « style » était le type de sujet traité et l'approche visuelle. Ainsi, l'un était le photographe des oiseaux de Loire, l'autre celui des papous de Nouvelle Guinée, ou encore des grands paysages américains... Pour ma part j'étais celui de l'Inde avec une approche de proximité qui se caractérisait visuellement par des scènes intimistes prises au grand-angle. Bien sur, pour réaliser des reportages de qualité il était nécessaire de bien connaître le terrain (j'ai, par exemple, étudié le hindi pour mieux travailler en Inde). On pourrait parler d'un art de l'expérience vécue où le photographe s'immerge dans un milieu ou une situation, parfois jusqu'à y prendre part. Certes nous avions chacun nos spécialités et notre manière mais pouvait-on parler véritablement de « style » au sens artistique du terme ? Nos photographies destinées à l'édition et aux expositions étaient présentées selon les normes industrielles des laboratoires, en couleur comme en noir & blanc. Le Cibachrome était une référence pour la couleur (en inversible), les tirages barytés dominaient l'univers du noir & blanc, puis les impressions jet-d'encre sont arrivées...
Pour la très grande majorité, la photographie se résumait au regard du photographe sans considération particulière pour la matière de l'image. Il pouvait y avoir quelques débats de spécialistes autour de l'uniformité des travaux photographiques mais pas de quoi perturber le public. La posture était confortable jusqu'à ce que la photographie se dématérialise et se transforme en un flot d'images indifférenciées sur internet. Cette évolution a été un choc qui a poussé tous les acteurs du monde de la photographie à des changements radicaux et la question de la matière de l'image s'est retrouvée au cœur du débat. Deux possibilités s'offraient à moi : celle de la posture « la photographie, c'est le regard » et entrer dans le flux continue des images sur Instagram et autres réseaux ou au contraire, reconsidérer un processus créatif depuis la prise de vue jusqu'au tirage de l'épreuve photographique. J'ai choisi cette dernière.
A mes yeux une œuvre d'art se doit d'être un objet de réflexion ou de contemplation profonde pour son spectateur. Mais pour que la magie s'opère, il doit en retour accorder une attention à l'œuvre ce qui est très rarement le cas sur un écran de téléphone ou tablette. D'autre part, la matière peut être beaucoup plus qu'un simple support à l'image. Il suffit de voir un platine, un tirage argentique , une gomme... pour se rendre compte de la richesse apportée par la palette des procédés photographiques. La réalisation exige beaucoup de savoir-faire et parfois même de la virtuosité ce qui enrichit l'œuvre du temps qui lui est accordé par son créateur. Les photographies deviennent alors des objets rares et parfois uniques qui s'offrent au regardeur loin de l'assommante banalité qui inonde les écrans.
Pour conclure, je dirais que le style en photographie se construit d'une part sur le regard : type de sujet, posture visuelle (approche, point de vue, focale...), choix techniques (films, numérique, couleur noir & blanc...). Et d'autre part sur l'interprétation personnelle de la matière des images par un travail créatif de laboratoire mais cela requiert un apprentissage et un investissement personnel. La question de la matière de l'image comme medium d'expression pouvait se poser à l'époque où la photographie était un artisanat. Aujourd'hui, à l'heure où la photographie commune est dématérialisée, il ne saurait y avoir de doute de la nécessité pour l'artiste de donner corps à l'image par une matière singulière. Jean-Baptiste Rabouan
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