L'abstraction en photographie constitue parfois un paradoxe que le regardeur peut s'approprier comme objet de méditation à la manière d'un « koan », une énigme Zen. Décryptage d'une série inspirée.
Dans son histoire comme dans ses usages, la photographie est avant tout considérée comme un outil de représentation du réel. Une photo est prise pour montrer quelque chose et on la regarde pour ce qu'elle représente. Pour faire une comparaison, on dira qu'une peinture est figurative ou abstraite, un dessin ressemblant ou non... mais dans tous les cas le regardeur considère l’œuvre, c'est à dire l'objet qu'il a sous les yeux. En revanche, il ne verra pas une photo, il verra le sujet de la photo : Toute photographie est invisible... comme disait le philosophe Roland Barthes. Consciemment ou non, lorsque l'on voit une photo on ne peut s’empêcher de décrypter ce qu'elle représente. C'est pour ainsi dire, un réflexe naturel.
J'ai voulu explorer cette relation au réel en confrontant mon regard de photographe à l'abstraction. Le projet étant d'offrir au regardeur une photographie dont le décryptage réflexe de la représentation conduit à une impasse pour déclencher une expérience de contemplation directe de l'objet graphique. L'idée n'est pas nouvelle. Avec l'art moderne au début du 20e siècle, l'abstraction est même devenue un style photographique. Le flou fut alors très largement utilisé comme biais de déconnection au réel. Pour ma série, j'ai pris le contre-pied en adoptant la netteté comme voie d'abstraction car c'est la première qualité graphique qui renvoie la photographie au réel. De plus, les outils numériques permettent des niveaux de netteté en profondeur jamais atteints. Ainsi le regardeur se trouve confronté au paradoxe d'une représentation parfaitement nette d'un objet réel mais difficile à identifier, voire indéchiffrable. Il entre alors dans un labyrinthe logique où il s'égare alors que la seule issue est la contemplation directe de la photographie à la manière d'une méditation. La démarche vise à toucher le mystère de notre conscience à la frontière ténue du sensible et de l'intelligible.
J'ai fait le choix de photographier des motifs naturels essentiellement issus du monde végétal. Leurs formes et leurs couleurs incarnent universellement la beauté avec une mystérieuse perfection graphique. Bien sûr il y a la question de l'échelle : pour la plupart des gens, le monde vu à travers un microscope est totalement abstrait. Donc pour que le mécanisme du paradoxe fonctionne, les images doivent être prises avec un rapport de grandeur commun d'observation à l’œil nu. Ce fut un vrai challenge pour le photographe de reportage que je suis. Sur le terrain, j'ai pris conscience à quel point mon regard était conditionné à vouloir documenter les choses. Je me suis alors rappelé les mots de mon épouse Sandrine, artiste plasticienne : Dessiner est tout à fait naturel et si l'on n'y arrive pas, c'est qu'il y a trop de mots entre l’œil et la main. Au fond, le principe est comparable au précepte fondamental de méditation du yoga : se concentrer sans penser, éteindre le moi jacasseur qui rempli notre conscience d'un discours intérieur ininterrompu. Pour mener à bien mon projet, je devais commencer par apprendre à voir comme un dessinateur, ne plus nommer les choses et ne considérer que les formes créées par la lumière. Un véritable déconditionnement et déjà une méditation !
Néanmoins, l'objectif de la série n'est pas de me mettre dans une sorte d'état méditatif en photographiant, mais d'offrir au regardeur une photographie qui interroge et invite ultimement à une expérience contemplative. Se pose alors la question de la matière de l'image. Dans la très grande majorité des cas, les tirages et impressions photographiques sont des produits industriels avec des rendus uniformes proposés (certains diraient imposés...) par les fabricants, effets numériques inclus. Et ce n'est pas nouveau : « ...les fâcheux papiers glacés aux sels d'argent, dits boite à bonbons... » pouvait-on lire dans Photo-Revue au début du 20e siècle. Si le regardeur est invité à une contemplation de la photographie en tant que telle, elle doit avoir une matérialité particulière qui révèle la forme graphique. Si je puis me permettre une analogie avec la gastronomie : si vous êtes invité au restaurant, c'est pour déguster l’œuvre d'un cuisinier et non un plat préparé industriel ! Donc, j'ai pensé chaque photographie depuis la prise de vue jusqu'à son procédé de tirage particulier que je réalise moi-même dans mon laboratoire. Bien sûr, je parle de procédés artisanaux. Pas question ici des papiers photo du commerce mais d'une élaboration complexe de recettes avec les matériaux sensibles à la lumière. Les œuvres peuvent être des terrotypes, un procédé original qui consiste à utiliser le pigment extrait de la terre collectée sur le site de la prise de vue ; ou encore, des tirages au platine palladium à l'éclat lunaire ; des gommes trichromes aux couleurs vibrantes... Les épreuves créées avec ces procédés artisanaux sont souvent uniques et restent, dans tous les cas, particulières.
Le regardeur se retrouve face à des photographies énigmatiques tant par leurs sujets que par leurs matières. Il lui appartient alors d'entrer ou non dans le labyrinthe pour y rechercher la voie du silence intérieur.
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